Naissance de la Gestalt-thérapie
NAISSANCE
DE
LA
GESTALT-THÉRAPIE

C’est au milieu des années soixante-dix, à Esalen en Californie, que la gestalt connait un essor remarquable. Cet essor s’accompagne d’un refus de théorisation qualifiée de « masturbation des méninges » par Perls lui-même. Chantal Masquelier revient sur les rencontres et les personnalités qui ont permis l'émergence de cette approche thérapeutique qui, ayant considérablement évolué, est choisie aujourd'hui par des acteurs d’autres métiers que ceux de la psychothérapie : médecins, infirmiers, services sociaux, éducateurs, coachs, formateurs et personnels RH.

 

La Gestalt-thérapie naît de rencontres successives

Au printemps 1946, venant d’Afrique du Sud où il exerçait en tant que psychiatre-psychanalyste, Perls débarque à New York avec, dans ses bagages, un manuscrit d’une centaine de pages sur « La thérapie de concentration » qui résume sa méthode. Dès son arrivée, il cherche à rencontrer Goodman, intrigué par un article découvert dans la revue « Politics ».
Le rapprochement de ces deux hommes s’appuie sur leur intérêt commun pour une conception de la santé innovante, soit l’autorégulation organismique selon laquelle la faculté d’assimiler la nouveauté se ressource continuellement, nourrie par la relation à l’environnement. Cette capacité de l’organisme à tendre naturellement vers l’équilibre est initialement démontrée par les recherches de Kurt Goldstein que le couple Perls avait côtoyé en Allemagne et qui se réfère à la Gestalt-psychologie. Dans un premier ouvrage, Le Moi, la Faim, l’Agressivité [1], Perls soutenu par son épouse, avait déjà développé sa révision de la psychanalyse mais il a besoin d’aide pour formaliser et rédiger la poursuite de ses avancées. La rencontre avec Paul Goodman est alors déterminante et débouchera sur la rédaction de l’ouvrage fondateur : Gestalt-thérapie, excitation et développement dans les relations humaines (1951) [2].

De son côté, Goodman, homme de lettres, évolue au cœur d’un cercle d’intellectuels bohèmes s’affranchissant des valeurs sociales traditionnelles. Sa recherche d’authenticité concorde avec la démarche perlsienne. À un tournant de sa carrière, Goodman, séduit par les idées de Perls, prête sa plume et facilite l’intégration du couple dans le réseau new-yorkais.

Conquise par ces perspectives novatrices, gravite autour du trio une bonne dizaine de penseurs étouffant dans le conformisme d’après-guerre. Non seulement des médecins et psychanalystes, mais aussi divers artistes séduits par la possibilité d’épanouir leur créativité et de sortir des conventions. Dans cette mouvance, de nouvelles formes d’expression surgissent tel le Living Theater qui favorise la spontanéité plutôt que l’apprentissage répétitif de rôles. Ce creuset favorise également le débat d’idées autour de sujets sociétaux contemporains dans une ouverture à la philosophie et à la psychologie. Marqués par leur expérience de la psychanalyse, Goodman comme Friedrich et Lore Perls cherchent des modes de compréhension de la condition et de la souffrance humaine, sans toutefois renier leur parcours initial. Dans cette ambiance effervescente, la richesse des échanges nourrit un terreau favorable à l’émergence de la Gestalt-thérapie. 

La Gestalt-Thérapie : Trois personnalités complémentaires

1. Friedrich Perls (1893-1970)

En 1946, Friedrich Perls, désormais Frederik et bientôt Fritz, s’installe à New York. Un comité d’accueil composé de psychanalystes émigrés – ainsi Karen Horney, sa première thérapeute, Erich Fromm connu pour son approche existentielle et de Clara Thompson, élève de Ferenczi – lui permet de développer une nouvelle clientèle. Sa famille le rejoint en 1947. La Gestalt-thérapie s’élabore progressivement dans le creuset d’un cercle intime et débouche sur la création de l’Institut de Gestalt de New York (1952), suivi de près par celui de Cleveland. Laura, son épouse, décrit ainsi la place de son conjoint : « sans le soutien et les encouragements constants de ses amis, sans mon appui et sans une collaboration continue, Fritz n’aurait jamais écrit une seule ligne ni fondé quoique ce soit » [3]. Son charisme est de lancer des idées et de les diffuser mais il laisse à Laura et à Paul le soin d’approfondir la méthode et de former des praticiens.

Perls poursuit ensuite son itinérance solitaire. À la recherche d’expériences nouvelles, il goûte aux drogues psychédéliques, se livre à quelques passions amoureuses, puis entreprend à 70 ans un voyage autour du monde. À son retour en 1964, il s’installe à Esalen, « Centre de Développement du Potentiel Humain » créé par Michaël Murphy au bord du Pacifique. Se produit alors la métamorphose du « vieux crocodile attendant la mort en un brillant thérapeute festoyant » [4]

Le mouvement libertaire de 1968 donne un essor fulgurant à la psychologie humaniste et à la Gestalt-thérapie. Le portrait de Perls, promu « roi des hippies », trône sur la couverture du magazine . Ses démonstrations sont spectaculaires ! À cette époque, Esalen est un lieu fantastique qui attire les leaders du mouvement du Potentiel Humain. Mais Perls choisit de quitter ce voisinage, pour fonder sa propre communauté sur une île de Vancouver au Canada d’où il continue de promouvoir sa propre méthode. En mars 1970, une pneumonie le contraint à une hospitalisation urgente à Chicago où Il meurt quelques jours plus tard à l’âge de soixante-dix-sept ans, rebelle jusqu’au bout, en témoigne cette dernière phrase adressée au personnel soignant « Je vous interdis de me dire ce que je dois faire ! » [5]

Ainsi la période américaine de la vie de Perls se partage en deux étapes. La première réunit des disciples avec lesquels il élabore une nouvelle approche thérapeutique, la seconde le voit reprendre sa condition de « juif errant », toujours en quête d’un ailleurs meilleur… Ces deux moments qui se distinguent géographiquement par le passage de la côte est à la côte ouest, marquent une tension entre deux polarités, conceptuelle et expérientielle, clivage qui continue de colorer l’héritage de la Gestalt-thérapie.

2. Lore Posner-Perls (1905-1990)

Arrivée à New York à partir des années 1948, Lore devenue Laura, rejoint le groupe multi-référentiel qui devient le véritable creuset d’élaboration de la Gestalt-thérapie. La référence commune à Reich [6], dissident de l’orthodoxie psychanalytique, valorisant les dimensions corporelle et émotionnelle, soude le trio « Fritz, Laura, et Paul ». Laura insiste sur le fait que nous devons à Paul Goodman « l’élaboration d’une théorie cohérente de la psychothérapie gestaltiste ». Chaque semaine se retrouve « Le groupe de génies » [7], comme Laura se plaît à le nommer, constitué de ses anciens patients dont Paul Goodman, Elliott Shapiro, Paul Weisz, groupe qui évolue rapidement vers une équipe de formation. Laura joue un grand rôle dans la création de l’Institut de New York car le succès de la Gestalt attire nombre d’étudiants. L’enseignement et la transmission deviennent son fleuron, mais il s’agit essentiellement de communication orale ; les seules traces écrites sont rassemblées dans un recueil de conférences et d’ateliers sous le titre Laura Perls, Vivre à la frontière[8]
Dans ces morceaux choisis, nous percevons sa sensibilité à la dimension corporelle dans une vision holistique de la personne. Sa formation initiale imprégnée de phénoménologie et d’existentialisme oriente sa posture. Elle insiste sur l’importance du moment présent : « La psychothérapie gestaltiste est une approche existentielle, expérientielle et expérimentale qui trouve sa source dans ce qui est, et non pas dans ce qui a été ou devrait être » [9], ce qui donne une portée politique à la thérapie définie comme « un processus anarchique qui ne vise pas à aider les gens à se conformer à des règles préétablies, à un système donné, mais plutôt à s’adapter à leur propre potentiel créateur » [10]. L’apport spécifique de la seule femme de l’équipe réside dans l’attention portée aux phénomènes de frontière et dans le soutien apporté au déroulé du processus. 

Lorsque son époux reprend son itinérance, Laura Perls se sédentarise et décide d’approfondir la dimension clinique. Elle se démarque de l’évolution de Fritz dans sa période californienne et déplore parfois que l’image de la Gestalt-thérapie soit associée à des démonstrations qui ne semblent pas adaptées à des patients perturbés. Fritz s’adressait plutôt à « des professionnels qui comptaient plusieurs années de pratique et de thérapie ou d’analyse. Il évitait tout simplement les personnes à risque » [11]. La clairvoyance de Laura Perls prend tout son sens aujourd’hui dans l’actualité des débats sur la conception du soin et de la psychothérapie. À la fin de sa vie, elle fait de fréquents séjours en Europe et décède à Pforzheim, sa ville natale à l’âge de 85 ans.

3. Paul Goodman (1911-1972)

L’esprit foisonnant de Paul Goodman s’intéresse particulièrement à la relation entre l’homme et son environnement social. Dès les années 1940, il rencontre Wilhelm Reich et entreprend une psychothérapie avec son disciple, le bio-énergéticien Alexandre Lowen. Très sensibilisé à la dimension socio-politique, il recherche une harmonie entre l’organisme et l’environnement : « À compter du moment où l’individu et le monde sont naturellement en symbiose, c’est par un retour à l’autorégulation du champ organisme/environnement, autrement dit par un rejet des institutions artificielles extérieures {…} que l’homme pourra recouvrer les conditions optimales de son développement personnel et de sa santé organique, sociale, mentale et politique » [12]. L’approche originale proposée par le couple Perls concorde avec ses aspirations. À partir de la publication du livre fondateur Gestalt-therapy (1951), Paul Goodman fait partie des membres fondateurs du premier Institut de formation (1952). Laura le décrit comme : « un homme de la Renaissance, un des rares que l’Amérique ait façonné. Ici, les gens n’ont généralement pas cette éducation et cette culture en ce qui a trait aux langues, à la philosophie, à l’anthropologie, à l’art et à la musique. Paul jouissait de cette richesse qu’il avait intégrée à sa façon d’être ». Pendant une décennie, il reçoit des patients, anime des groupes de psychothérapie et poursuit la conduite d’ateliers et de séminaires de formation à New York et plus tard à Cleveland.

Ce penseur consacre une grande partie de son œuvre à l’articulation de l’individuel et du collectif, du psychologique et du sociologique. Pour lui, transformation du monde et transformation de soi-même vont de pair. Le remède serait de prendre « La Grande Société moins au sérieux et de s’intéresser à la société qu’on a vraiment » [13]. Le processus thérapeutique ainsi conçu a des conséquences politiques puisqu’il ne peut se satisfaire du conservatisme de l’ordre établi.

Paul Goodman devient célèbre en 1960 grâce à la publication du pamphlet Growing Up Absurd. Sa quête érotique d’unité et de communion avec la nature frôle l’utopie, mais son enthousiasme est bienvenu dans la mouvance de l’époque. L’anarchisme libertaire de ce leader trouve un écho favorable dans la jeunesse mobilisée par les mouvements pacifistes de contre-culture. Bernard Vincent le voit comme un précurseur : « Ce qui le distingue d’abord, c’est d’avoir été le premier à énoncer certaines vérités essentielles sur notre temps » [14]. C’est Goodman qui prononcera l’oraison funèbre au décès de Perls en 1970, deux ans avant sa propre mort à l’âge de 61 ans ; une crise cardiaque l’arrache prématurément à la vie.

En conclusion

Ainsi, dès le départ, l’aventure de la Gestalt-thérapie émane d’un rassemblement. Ce cheminement collectif est la garantie d’une ouverture et d’un remaniement permanent qui protège notre approche du risque de rigidité dogmatique. Puissent les successeurs contribuer ensemble à l’ajustement de la Gestalt-thérapie au contexte sociétal contemporain et perpétuer cette perspective !

 

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Article du 27 septembre 2023
Résumé du chapitre « Une succession de rencontres »
Dans La Gestalt-thérapie, Que-sais-je ? PUF 2015 – p. 5 à 22.
Chantal Masquelier-Savatier

Découvrez aussi, par la même auteure : 
La Gestalt-Thérapie, Que sais-je? , Éditions PUF, Paris, 2017.
Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie : une démarche stimulant la créativité de l'être et sa liberté, Editions DUNOD, Paris, Janvier 2023
En collaboration avec Edmond Marc : Regards croisés sur la psychothérapie ; psychanalyse et gestalt-thérapie, Enrick B éditions, Mai 2020.

  1. [1] Frederick Perls (1947), Le Moi, la Faim et l’Agressivité, Tchou, Le corps à vivre, Paris, 1978.

  2. [2] F. Perls, R. Hefferline, P. Goodman, (1951), Gestalt-thérapie, nouveauté, excitation et développement (tomes I et II), Stanké, Montréal, 1977, traduction revue par J. M. Robine, L’Exprimerie, Bordeaux, 2001.

  3. [3] Laura Perls (1992), Vivre à la frontière, traduction française, L’Exprimerie, Bordeaux, 2001, p. 37.

  4. [4] Serge Ginger (1987), La Gestalt, une thérapie du contact, Hommes et Groupes, Paris, 7e éd., 2003, p. 100.

  5. [5] Martin Sheppard (1980), Le père de la Gestalt, dans l’intimité de Fritz Perls, Stanké, ed. internationales, p.206

  6. [6] Serge Ginger (1987) rappelle que Wilhem Reich fut un des analystes de Perls à Berlin par lequel Fritz se sentit enfin « compris et énergétisé ! » p. 89.

  7. [7] Taylor Stoehr (1994), Ici, maintenant et ensuite – Paul Goodman et les origines de la Gestalt-thérapie, traduction française à L’Exprimerie, Bordeaux, 2012, p. 146.

  8. [8] Ce recueil traduit en français par la canadienne Janine Corbeil est publié en 1993, par les Editions du reflet à Montréal. La deuxième édition est publiée par L’Exprimerie en 2001.

  9. [9] Laura Perls, op.cit., p. 119.

  10. [10] Laura Perls, op.cit., p. 28.

  11. [11] Laura Perls, op.cit., p. 25.

  12. [12] Bernard Vincent (2003), Présent au monde, Paul Goodman, L’Exprimerie, Bordeaux, p. 161.

  13. [13] Bernard Vincent, op.cit., p. 171.

  14. [14] Bernard Vincent, op.cit., p. 28.

  • Article créé le 22/09/2023
  • Mis à jour le 02/10/2023 à 18h10

À PROPOS DE L'AUTEURE

Portrait de Chantal Masquelier-Savatier

Chantal Masquelier-Savatier

Gestalt-thérapeute, didacticienne, superviseur et auteure

Psychologue clinicienne, Chantal Masquelier-Savatier est gestalt-thérapeute, didacticienne et superviseur en Gestalt-thérapie.
Rédactrice de la revue Gestalt de 2000 à 2010, elle est l’auteur de Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie (Dunod, 2020, 3e éd.) et, avec Edmond Marc, de Regards croisés sur la psychothérapie. Psychanalyse et Gestalt-thérapie (Enrick B., 2020). Elle est également coordinatrice de La Gestalt-thérapie avec les enfants et leurs familles (In Press, 2021) et, avec Gonzague Masquelier, du Grand Livre de la Gestalt (Eyrolles, 2019, 2e éd.).

FORMATION

  • Certification de gestalt-thérapeute / École Parisienne de Gestalt

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES

Masquelier-Savatier C. (2022). La Gestalt-thérapie. Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France

Masquelier-Savatier C. (2020). Fritz Perls (1893-1970), Bibliothèque idéale de psychologie, pages 147 à 149

ARTICLES

  • Parmi les derniers articles de revues : 

Vivre c'est mourir, Cahiers de gestalt-thérapie, 2022/2, n°48, pages 65 à 70 

Quatre temps, Revue Gestalt, 2021/2, n°57, pages 157 à 164 

Que devient "le contact" en situation de pandémie ?, Revue Gestalt, 2021/1, n°56, pages 107 à 120

Sculpter l'écriture, Revue Gestalt, 2009/1, n°53, pages 42 à 48

Pourquoi une revue ? Quelques pages d'histoire, Revue Gestalt, 2009/1, n°53, pages 97 à 107

Chemins croisés, chemins alliés, Revue Gestalt, 2018/2, n°52, pages 153 à 154

Rebondir, Cahiers de gestalt-thérapie, 2017/2, n°39, pages 46 à 57

Le bien-être est-il une norme ?, Revue Gestalt, 2017/2, n°51, pages 29 à 41

Table ronde : différents courants de la gestalt-thérapie s'expriment, Revue Gestalt, 2017/1, n°50, pages 155 à 178 

Adolescente curiosité, Psychologues et psychologies, 2016/2-3, n°243-244, pages 042 à 048

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